Jean-Pierre Bobillot

Poétiquement incorrect : Podium

Le sourire d’Haydée : regard et signification
dans le cinéma d’Éric Rohmer

haydée

   Dans La Collectionneuse [1967], on entend — on voit — ce bref fragment de dialogue : Adrien [Patrick Bauchau] : « Haydée !... Je me suis souvent demandé ce que voulait dire ton sourire… » Haydée [Haydée Politoff], off : « Rien ! » Adrien : « C’est ce que je pensais. »
   Sous l’anecdotique alibi d’un échange de répliques douces-amères, il s’agit bien ici d’une mise en garde, ou en demeure, et — plus généralement — c’est un mode de vision qu’on propose : un mode de lecture. Toute probable tentation d’interpréter, et partant de restreindre et de figer le donné de la perception (le monde, le film, le livre) doit céder au regard, à la contemplation. Ainsi, Adrien contemple la mer :

   J’aimais que le regard que je portais sur elle fût le plus vide possible, exempt de toute curiosité de peintre ou de naturaliste [lisons : de spécialiste, ignorant de la totalité] ; car peut-être si j’avais suivi l’une de mes pentes, aurais-je passé ma vie à collectionner et à herboriser.

   Le collectionneur — avant d’additionner — choisit (non seulement, parmi les objets, mais parmi les diverses qualités d’un objet) uniquement ce qui va dans son sens, dans le sens de sa collection. Imposer à l’objet un sens, de l’extérieur, c’est le réduire et le forcer à entrer dans un code auquel il répugne. Le code n’admet nul hiatus, la collection a horreur du vide.
   Le sourire d’Haydée ne signifie rien de plus que, dans le « premier prologue », sa marche le long de la mer — en un sens puis dans l’autre, indifféremment — ou tel fragment de son corps, de la surface de son corps (pas de profondeur) offerte, découpée, au regard du spectateur — à discrétion — par la seule insistance de la caméra-œil, en quête d’un quelque chose à voir, où s’appliquer : c’est le début du film, la naissance d’Haydée…

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Dérive(s) à partir de Céline et Julie
le sablier de Jacques Rivette

rivette

1. Poétique du sablier

   Considérons un sablier de type quelconque (d’aspect légèrement désuet, de préférence), au repos : soit A le compartiment supérieur — à cet instant, vide —, et B le compartiment inférieur — où le sable (d’une belle couleur blonde) s’est amassé.
— Retournons le sablier. On constate aussitôt que B se trouve au-dessus de A, et que le sable fin (presque liquide) s’écoule verticalement et régulièrement de B en A. Le sable une fois amassé dans ce dernier compartiment, la situation est en apparence la même qu’au début : A et B étant identiques, leur échange ne se lit qu’en vertu d’un savoir préalable.
— Retournons à nouveau le sablier. A se trouve au-dessus de B, et le sable s’écoule verticalement et régulièrement de A en B. Le sable une fois amassé dans ce dernier compartiment, la situation (constate-t-on aussitôt) est redevenue la même qu’au début de l’expérience : A et B y ont retrouvé leurs rôles respectifs.

   Appelons phase 1 de l’expérience celle où le sable s’écoule de B en A, phase 2 celle où il s’écoule de A en B (dans les deux cas, de haut en bas). Il est bien évident que le dispositif ainsi décrit n’admet aucun autre fonctionnement, sauf à interrompre la phase en cours et à passer, directement, à l’autre sans respecter de pause, et ainsi de suite. (Il est clair, aussi, que telle solution, variable à l’infini, ne constituerait que l’une parmi l’ensemble infini des variantes possibles du fonctionnement de base, analysé ci-dessus.)

   Deux écoles, on le conçoit aisément, vont s’opposer ici :
— Dans la première, l’expérimentateur constate que, tant dans la phase 1 que dans la phase 2 de l’expérience, le sable s’écoule (à la même vitesse) verticalement de haut en bas, toujours : et qu’à la fin de chacune des deux phases successives, le compartiment supérieur est parfaitement vidé du moindre grain, tout le sable s’étant amassé dans le compartiment inférieur. Aucune différence, donc, entre les deux phases…
— Au contraire, l’expérimentateur de la seconde école considère que si, dans la phase 1, le sable s’écoule du compartiment B au compartiment A, dans la phase 2, le même sable (inversement) s’écoule du compartiment A au compartiment B : chacun des deux se trouvant ainsi plein et vide, alternativement. Phases 1 et 2 s’opposent dans un rapport de symétrie : il faut et il suffit de retourner le sablier, pour passer de l’une à l’autre…
On voit ce qui les divise :
— Pour la première école, il faut considérer isolément le sable dans ses rapports avec l’espace environnant ; le sablier lui-même (n’étant que l’instrument qui permet cette opération) peut et doit donc être négligé.
— Pour la seconde, le sable (ne se mouvant qu’à l’intérieur du sablier) constitue avec celui-ci un dispositif aussi solidaire qu’autonome : un objet ; l’espace extérieur n’intervient pas dans son fonctionnement, lequel se résout aux rapports existant entre les deux seuls éléments en cause : le sable et le sablier.

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Série B
Midi minuit de Pierre Philippe

   …moi, à grand peine échappé (mais comment ?) des marais aux captieuses fumerolles blêmes de la Universal, sorti quasi vivant mais blême (& quand ?) des chambres de délices & supplices de la Hammer & d’ailleurs, me voilà (mais comment ?) métamorphosé en piètre protagoniste du film-fantôme de

Pierre Philippe : Midi-Minuit [1970]
avec Daniel Emilfork, le Baron
& Sylvie Fennec, toi :

série B

   La mauve-souris au fol…

   La chauve-souris au vol de cauchemar-glu (flapflapflf…), aux yeux de phosphorescence-braises, aux stridences de givre-vrille sous les ogives usées du crâne, battait de l’aile ; & le vieux Comte exsangue, naguère si superbe & si impérieux, n’en finissait plus de sugcer, sans émoi — insuccès de la succion ! —, les moëlles rances de l’os de l’Ennui : dérisoire pantin grimaçant, scarifié, agitant cape & carcasse sous les voûtes des cryptes-trappe résonnantes encore, en dépit de tout, au tréfonds de nos tympans tétanisés de brume, des cris emmurés d’autrefois. Des chocs lourds du métal grinçant, ruisselant. Des soupirs… The horror of it all !

   Ainsi ressassions-nous, jamais rassasiés, sur l’air de la dérision vaguement nostalgia & sereine ; ainsi, constations-nous, vont & viennent nos chers Mythes : rêves de chair, reptations fœtales, reptiliennes fermentations cérébrales ! Est-ce là, pourtant (ostinato), ce que nous pensions obscurément trouver lorsque soudain, une non moins obscure & non moins obstinée raison — ou suite alambiquée de circonstances oiseuses &, à tout prendre (c’est le cas de le dire !), vraisemblablement fortuites — nous eut livrés, corps & âmes liés, aux sortilèges (dédale) d’un lieu dont l’étrangeté, à mille lieues des donjons connus & de leurs monstres cornus & biscornus, n’avait d’égale que l’apparente & consternante banalité qu’il proposait, d’emblée, au visiteur ?
   Car, c’est bien en « touristes » que, toi & moi, y vînmes…

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Lyrisme et objectivité
les Vendredis de Sylvie Nève

avec Stéphane et Arthur affleurant            

Slvie Nève                

.1

   Pour Daniel Pommereulle, la pensée était cette boîte de peinture jaune, hérissée de lames de rasoir1 : imprenable — comme la vue (celle de Roussel, sans doute) —, mais — toujours comme la vue — non refermée sur elle-même, car : n’ayant lieu, et lieu d’être, que dans une relation particulière, infiniment recommencée, tranchante, avec qui, d’aventure, à ses risques et périls, la manipule : une pragmatique.
« Qui s’y frotte s’y pique », c’est la pensée et, dans son plus trans/chant, l’écriture : la poésie. S’y pique, à vif, au vif, au jeu — mais n’y reste pas muet : « Aïe ! », s’écrie le manipulateur, ponctuant son commentaire.
   Comment se taire, en effet ? N’a-t-elle pas « les moyens de vous faire parler » ? Voire, « les extrêmes » ? Plus obstinément elle se tait, s’enveloppant au besoin de tout un apparat d’hermétisme ou jouant de la frénésie, plus immanquablement elle appelle la glose — et la glotte. « Il faut bien un peu de fumisterie », insinue Verlaine1. En prendre acte, en faire actes, en même temps que, de manière délibérément (un tantinet) provocatrice, d’un certain manque de piquant — mais, qui n’a pas le piquant du Manque ! — caractéristique de la littérature actuelle ou de ce qui est connu (vendu) sous ce nom : lames émoussées…

   Après-Rimbaud d’en deçà de soi, le poète d’aujourd’hui, de demain (si cet homme, ou cette femme, existe), déclare, encore une fois, la Commune dans le poème : ce projet inachevé. Il est « en grève », il « s’entête à adorer la liberté libre », à « repartir encore bien des fois » : tout en sachant que, décidé­ment, « on ne part pas. »
   Coupant sans regret les branches mortes et, ô combien ! encombrantes, d’un toujours renaissant Romantisme ou d’un « romantisme » de bazar — de l’ontologie façon Heidegger aux narcissiques complaisances de l’heure —, il refuse de s’en laisser conter, de se laisser aller à s’en conter (à s’en contenter), à en conter aux autres. À d’autres ! Le plus dangereux des Versaillais est celui de l’intérieur : qui prend prétexte de poésie — de littérature — pour aligner ses soft mensonges. Qui dira les torts de la prétendue « irresponsabilité de l’artiste » ? Qui fera un sort à ce lieu trop commun du « mentir-vrai » ? —
   Loin de tous les intégrismes formels — oh, ces gentils poètes, pas « rugueux » pour un sou (pour un prix, pour une bourse, ou même une résidence…), qui reviennent tous en chœur, bouche sans langue et main sur le cœur, à la belle Poésie, ayant jeté leur gourme dans les calèches étroites : lénifiantes métaphores, banales ou somptueuses, désolantes autant que consolantes, religieux silences, frissons, pas un mot plus bas que l’autre —, il va plus loin encore, et scie, rageusement ou méthodiquement, non sans jubilation, la branche sur laquelle il pourrait, lui aussi, de guerre lasse, s’asseoir : seul moyen, sans retour, de rester debout.

   Peut-être ceci : la poésie, c’est la critique de la poésie, soit : la critique de l’acritique de la poésie.

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Georges Hassomeris
Le nombril d’or (= 1,618… etc.) suivi de Tombeau d’Héraclite des Fez (Métapoèmes), Voixéditions, 2003.

   Et si, au bout du bout des contes et des mécomptes, le bonheur des peuples, considérés — et traités — comme autant de collections d’individus voués — et décidés — à vivre, le mieux possible, ensemble (et non comme masses indifférenciées et, par là-même, indifférentes), dépendait avant et par-dessus toutes affaires cessantes du procès enfin dûment instruit et de la condamnation sans appel de l’axe (hautement maléfique) Platon / Ulysse / Pénélope / Mallarmé / Heidegger (de la chute hors de l’Être masqué au retour de l’Être casqué !), avec dommages et intérêts au profit de la pelote (d’Hellènes) Diogène / Dionysos / Ariane / D’Alembert / Rimbaud (énergie, matière et matière grise…) ?
   C’est, l’air hilare et sans nostalgie métaphysique aucune (et donc, sans complaisance pour le moindre retour de trémolo lyrique), à une révision radicale, décapante plutôt que déchirante, de toute l’histoire de la pensée — oui, de la pensée — occidentale (gréco-latine greffée de judéo-chrétienne), que nous convie l’auteur qui, grec lui-même comme il le souligne lui-même en s’identifiant lui-même (car, s’il fallait compter sur les autres… !) au Grand Hermès plutôt qu’au triste Égisthe, n’a toujours pas digéré la guirlande de saucisses frelatées que recélait la kolossale choucroute bavaroise dans laquelle, lors d’un fameux meeting du parti nazi, le satanique cuistot Heidegger versa tout le contenu de ses fioles remplies d’on ne sait quel immonde ersatz de philosophie grecque. L’Akadémia Gallica, sans subir de pressions d’aucune sorte, ne s’empressa-t-elle pas d’accueillir en son sein tremblotant ce Cocteau — aujourd’hui médiatiquement remis en selle  — qui, s’étant lui-même (il fallait bien…) pris pour Orphée, ne mettait rien au-dessus de l’« art » d’Arno Brecker ?

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Éric Hazan
LQR, La propagande du quotidien, Raisons d’agir, 2006

   Je définis volontiers la poésie bruyante (à ne pas confondre avec la « sonore », le mot bruit désignant tout ce qui contrarie la bonne transmission du supposé « message ») à l’aide de ce slogan : du bruit dans la pointCom !
   Beaucoup de théories, implicites ou explicites, de la poésie se sont autorisées, plus ou moins ouvertement, ou consciemment, d’un rousseauisme linguistique, tel qu’il se formule dans l’Essai sur l’origine des langues du philosophe genevois : nées de l’expression des passions — qui demeure l’objet de la poésie —, les langues ont dégénéré sous le double effet de l’intellectualisation et des nécessités communicationnelles dues aux progrès de la vie en société. C’est le cas de René Ghil assignant au Poète le devoir de restituer en son unité organique perdue le signe linguistique, et pour cela, d’écrire avec « les mots-musique d’une langue-musique » ; c’était — variante idéaliste — la condamnation mallarméenne de « l’universel reportage » et la fonction, dévolue au « Vers », de « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » ; c’était encore — variante politique et mystique — la haine que Hugo Ball voua au délabrement de la langue par le « journalisme », auquel il opposa les « poèmes sans mots », comme le séminal Karawane (c’était là, pour lui, le sens même de Dada).

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Alain Frontier
Portrait d’une dame / Fiction d’après les paroles de Marie-Hélène Dhénin (texte intégral), Al Dante, 2005

   On commence seulement à mesurer ce qui se joue de décisif, dans cette œuvre sans exemple — « une rhétorique par objet » — qui, près d’un quart de siècle après ses primes balbutiements [janvier-mars 1982], apparaît comme un véritable épitomé des préoccupations en matière d’écriture (poétique ?) d’une époque, hâtivement baptisée « post-moderne » et marquée — sous couleur de « reflux des avant-gardes » — par cette injonction quasi unanime à « en finir avec l’expérimentation, dans les arts et ailleurs », que fustigeait Jean-François Lyotard, dans sa « Réponse à la question : Qu’est-ce que le post-moderne ? » [1982, justement].
   Passant outre, ce Portrait, en tant que « Fiction » — outre qu’il rappelle que tout portrait (toute « saisie du réel ») est une fiction (un construit) —, opère l’active synthèse de deux précédentes fiXions du même auteur (fiXeur) : Le Voyage ordinaire [1976], Manipulation(s) [1978]. Ou :
— Comment passer outre à la vulgate (et, il faut bien le dire, à la vulgarité) du prétendu « mentir-vrai » ?
Ne pas mentir du tout ! Imaginer une fiXion où rien ne soit de la fiction (« du semblant ») : un ultra-Portrait, donc.

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Nicolas Giral
Hommission, Itinéraire des Poètes, 2006

   Il faisait un temps agréable, ensoleillé mais point trop chaud, en ce jour de printemps (je crois) où Nicolas Giral et moi déjeunâmes ensemble, à la terrasse du Tonneau de Diogène, restaurant philosophi­que bien connu, à Grenoble. Lui parti, je m’apprêtais à en faire autant, lorsque je m’avisai que je ne retrouvais pas la mince plaquette, au titre si alléchant, qu’il m’avait remise à cette occasion. — Mais… quel titre ? Impossible, également, de le retrouver ! —
   De guerre lasse, je m’éloigne, lorsque… soudaine illumination… je reviens sur mes pas et demande à feuilleter, l’un après l’autre, les menus : sous l’œil méfiant, puis rassuré mais toujours quelque peu suspicieux, du garçon (qui, du coup, tel le « salaud » sartrien, n’en prenait que plus au sérieux son rôle de garçon), je cherche et finis par retrouver ladite plaquette, que je m’étais souvenu d’avoir feuilletée, l’ayant posée sur un menu ouvert, lequel avait été ensuite refermé, sans que j’y prêtasse attention, à un moment quelconque, et replacé sur la pile, non loin de la caisse… — Et, oui, ça s’intitulait : Hommission !
   En son Discours sur la dignité de l’Homme, Pic de la Mirandole, disciple de Marsile Ficin (le philosophe néo-platonicien), raconte que Dieu, ayant créé tous les êtres de la terre et du ciel et leur ayant attribué, à chacun, « une nature définie contenue entre les lois par nous prescrites », omit d’en attribuer une à l’homme. Fatigué, ou à court d’imagination, ou désireux de le mettre à l’épreuve, il lui confia la tâche, non seulement de donner un nom à tous les animaux (comme le rappelait, déjà jadis, en reggae, Bob Dylan), mais de se naturer lui-même, en quelque sorte, lui disant : « toi seul, sauf de toute entrave, suivant ton libre arbitre auquel je t’ai remis, tu te fixeras ta nature […]. Modeleur et sculpteur de toi-même, imprime-toi la forme que tu préfères. » — Où l’on voit, par ailleurs, que la forme est tout !

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lire : Hommission

 

Guillaume Apollinaire
Et moi aussi je suis peintre [Édition établie et présentée par Daniel Grojnowski], Le Temps qu’il fait, 2006

   Plus de 90 ans pour qu’émergeât enfin, dans l’évidente et fulgurante beauté de son « lyrisme visuel presque inconnu avant notre époque », ce mince volume absolument invu, voulu et préparé (correction d’épreuves comprise) par le plus grand poète, en langue française, du début du XXe Siècle — et non : « sans aucun doute le plus grand poète français du XXe siècle », comme l’affirme imprudemment Grojnowski (ce qui n’a guère de sens).
   Un tel délai, ahurissant, en dit long sur le mépris où sont tenus l’invention poétique en général, la poésie d’Apollinaire et les « calligrammes » en particulier, dans le pays dont « le polonais Kostrowitzky » — ainsi que le désigna, à la vindicte publique, une presse xénophobe et comme toujours anti-intellectuelle, lors de l’affaire du vol de la Joconde… — avait élu et fait siennes la culture et la destinée, au point de lui sacrifier sa vie même !
   Il est vrai que son jeune et zélé admirateur, André Breton, se hâta, dès le grand aîné enterré, de donner le ton en stigmatisant ce goût pour les « artifices extérieurs (typographiques et autres) » et en particulier cette « activité de jeu qui se donne toute licence dans les Calligrammes proprement dits ». De même, le blâma-t-il pour avoir fait, « sur la fin de sa vie, grand cas » de ces « poèmes onomatopéiques » dont il invoquait la venue dans La Victoire, et « la bourde » de croire que le phonographe pourrait jouer un rôle quelconque dans ce « lyrisme nouveau » que tous deux appelèrent de leurs vœux. [Tout cela, dès sa conférence de 1922, à Barcelone : « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe », et jusqu’en 1950, dans l’un de ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud…]

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Raoul Hausmann : Une anthologie poétique
précédée de « RH l’optophonétiste » par Isabelle Maunet-Salliet, Al Dante, 2007

   Remarquable travail d’érudition et d’élucidation de « l’importante œuvre de ce créateur indocile », rendue enfin accessible, aux deux sens du terme :
   — disponible, au moins, pour une part : c’est le rôle de l’abondante anthologie et du cd, lui-même anthologique (dont le contenu est repris du cd Poèmes phonétiques, publié par le Musée départemental de Rochechouart, en 1997),
   — et intelligible, en sa cohérence : c’est le rôle de l’empathique et lumineux essai d’Isabelle Maunet (qui est beaucoup plus que la modeste introduction que laisserait attendre la mention « précédé de », en couverture). Y compris, et au premier chef, sa poésie « phonétique », ou « optophonétique », ou « de lettres », volontiers dite « asémantique » (inintelligible ?) — suivant le terme, polémiquement clivant, si prisé de son redécouvreur Henri Chopin — et qui n’en est pas moins, hautement et abruptement, signifiante. Ça ne veut pas rien dire (eût insinué Rimbaud).

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Isabelle Vorle : Schwitttrace
[DVD], chez l’artiste, 2005

Vorle

   Ni didactique, ni désinvolte : Isabelle Vorle, par l’image autant que par le son, rend compte avec une élégante et rigoureuse intégrité artistique de l’empathique et scrupuleuse recherche qui est la sienne. C’est un merzumentaire.
   Recherche de plasticienne, de vidéaste, de vocaliste. Tout ce qui y est filmé, image et son, trouve sitôt à se coller, à titre d’« élément », dans un Merzbau audio-visuel, qui de plan en plan se constitue en expansion du Merzbau « primitif ». Recherche de ce qui dans les travaux, la pensée, la personne même de Schwitters, résonne si fortement en elle : — « de l’âme pour l’âme » (eût dit Rimbaud). Traces laissées, à peine, à grand’peine, par l’Urpoète : rébus de rebuts.

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Lucien Suel : Mort d’un jardinier
La Table ronde, 2008

   Plût au ciel que le lecteur, point trop oublieux des grandes œuvres d’un passé turbulent, voulût bien se reporter, une fois de plus, aux pages liminaires du « Chant sixième » de Maldoror : « je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C’est la meilleure : puisque c’est le roman ! » Ironie, dira-t-on ; mais depuis quand l’ironie n’aurait-elle plus affaire à la vérité ? Mieux, un peu plus haut, les cinq « Chants » précédents ne sont-ils pas, rétroactivement, rebaptisés « récits » ? Ce qui n’empêche pas Isidore Ducasse d’affirmer : « je suis certain que l’effet sera très-poétique », ou : « ma poésie n’en sera que plus belle. »
   Pour Lucien Suel, jadis auteur de Sombre ducasse (Ducasse ?) — recueil de « tâtonnements » —, c’est toujours de cela qu’il s’agit : « le roman ! » (avec le point d’exclamation) comme aboutissement de ce qui se joue, sous l’appellation fallacieuse de « poésie »…

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Christian Prigent : La Vie moderne / un journal
P.O.L., 2012

   La vie moderne, sous la plume de Baudelaire, c’est ce qu’il s’astreint à « peindre » afin d’y saisir, en « [u]n éclair… », une « fugitive » parcelle, ou étincelle, d’« éternité » : mais cette « vie moderne » — soumise au « dieu de l’Utile » — n’a rien que de « maladif », « désolant et honteux »
   Il faut être absolument moderne, sous « la main à plume » de Rimbaud, n’est pas l’incitation avant-gardiste, genre futuriste ou assimilable, qu’on prétend encore trop souvent y voir (pour l’exalter naguère ou, ces temps-ci, pour la mieux fustiger) : mais l’assignation et la résignation (provisoire ou définitive, vieux débat…) d’un qui avait cru « dev[enir] un opéra fabuleux », à cette « vie »-là, à cette « réalité rugueuse », ce « trou », dont — il l’a toujours su — « [o]n ne part pas ».

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« Fin de siècle » ?
Laforgue, Jarry, Schwob, Rimbaud & Cie

à Sylvie Nève            

   On ne conçoit pas plus un roman nouveau qui ne soit la contre-partie ou la suite d’un roman préexistant que l’on ne conçoit des vers sans rime ou dont les syllabes ne seraient pas comptées une à une avec scrupule. Quand de telles innovations cependant se produisirent, altérant tout à coup l’aspect coutumier du paysage littéraire, il y eut de l’émoi parmi les experts ; pour cacher leur gêne, ils se mirent à rire ; ensuite, ils proférèrent des jugements : puisque ces choses, ces proses et ces poèmes, ne sont pas ordonnées à l’imitation des dernières littératures ou des œuvres célébrées par les manuels, elles doivent provenir d’une source anormale, car elle ne nous est pas familière, — mais laquelle ? Il y eut des tentatives d’explication au moyen du préraphaélisme ; elles ne furent pas décisives ; elles furent même un peu ridicules, tant l’ignorance était de tous côtés profonde et invulnérable. Mais vers ces années-là un livre parut qui soudain éclaira les intelligences. Un parallèle inexorable s’imposa entre les poètes nouveaux et les obscurs versificateurs de la décadence romaine vantés par des Esseintes. L’élan fut unanime et ceux mêmes que l’on décriait acceptèrent le décri comme une distinction. Le principe admis, les comparaisons abondèrent. Comme nul, et pas même des Esseintes, peut-être, n’avait lu ces poètes dépréciés, ce fut un jeu pour tel feuilletonniste de rapprocher de Sidoine Apollinaire, qu’il ignorait, Stéphane Mallarmé, qu’il ne comprenait pas. Ni Sidoine Apollinaire ni Mallarmé ne sont des décadents, puisqu’ils possèdent l’un et l’autre, à des degrés divers, une originalité propre ; mais c’est pour cela même que le mot fut justement appliqué au poète de l’Après-midi d’un faune, car il signifiait, très obscurément, dans l’esprit de ceux-là mêmes qui en abusaient : quelque chose de mal connu, de difficile, de rare, de précieux, d’inattendu, de nouveau.

Remy de Gourmont

laforgue

   Quelle émotion à la lecture de la longue lettre de Jules Laforgue à sa sœur Marie, datée de « Berlin, mercredi » 8 septembre 1886, où il lui dit toute l’étendue de son amour pour « miss Leah Lee (prononce Lia Li) », jeune anglaise venue de Suisse deux années plus tôt, et chez qui il prenait des leçons depuis « la seconde semaine de janvier » :...

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Bréviaire de la littéralité
— de quelques préalables à toute réflexion médiopoétique —

1. Saussure : non !

Le signifiant n’est pas de « nature auditive ».
Il n’est donc pas, non plus, « linéaire ».

— Corollaire : l’écrit n’est pas un « travestissement » de la langue (orale).

2. Signifiant : oui, mais…

Le signifiant n’est, en tant que tel, ni phonique (ou auditif) ni graphique (ou visuel).
Il est ce qui, potentiellement, signifie (à tous les sens du terme) dans la langue. Ou encore, c’est un effet de sens, en discours (un effet de discours). En d’autres termes : une active abstraction (active, ou : « efficace »).

  — Remarque : cette double définition permet une approche pragmatique du signifiant lui-même ; elle rend également pensable le glissement d’une conception linguistique (saussurienne) à une conception psychanalytique (lacanienne) du signifiant.

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H, K, Y & quelques ôtres

à Sylvie Nève            

Périodiquement, la querelle de l’orthografe rebondit.

  Mais, quelles que soient les positions, les solutions préconisées, adoptées, repoussées, quelles que soient les doctrines, les arguments « de bon sens » — il fallait donc écrire quels que soient — qu’on se lance à la tête, c’est bien toujours le même serpent de mer qui émerge, au moment où l’on s’y attendait le moins, suscitant de dérisoires remous, dans le sempiternel verre d’eaux troubles où les uns comme les autres noient à l’envi — et non à l’envie (et pourtant…) — la bouteille à l’encre. — Ou à l’ancre ? — Ou : la bouteille a l’encre — ou l’ancre ?… Et moi, j’est l’ère de coi ?
  Car, en ce domaine comme en beaucoup d’autres, conservateurs, réactionnaires et réformateurs de tous bords s’entendent, au moins, sur un point : c’est que la langue (« notre » langue, pas celle des autres, hein !) a besoin d’une orthographe. Ou, plus précisément, d’une orthographe. Ortho ? Besoin ? La langue ? Une seule ? Une seule langue ? Une seule orthographe ?
  À moins que — position erritée d’un post-saussûrisme aussi répandû que ringard, aussi prétendûment radical que réellement myope — l’on ne clâme à tout va que la grafie n’a rien à voir (tiens, justement !) avec la langue, dont elle ne serait que le masque, les oripeaux, un faux-sang blanc… Or, qui se veut transparent, cherche à passer inaperçù : on consoit mieux alors comment il se fait que la vulgate structuraliste et ses variantes plus ou moins édulcorrhées rejoignent si aisément, dans l’arbitraire, les purismes (les prurismes ?) les plus incultes…

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Notes sur la falsification

  Selon une métaphore monétaire qui elle-même a cours depuis trop longtemps et qui ne saurait être innocente (c’est sans doute elle, aussi, qui justifie qu’on se méfie tant des mots, parce qu’à travers eux si, du moins, on les prend pour argent comptant, la langue donne le change), non seulement, donc, les mots s’usent à force de servir — ils disparaissent s’ils ne servent pas ! — et perdent leur supposée valeur, mais en fabriquer de nouveaux — de toutes pièces ou aussi bien par voie de dérivation (y compris, celle que les grammairiens ont qualifiée d’« impropre »), de composition, d’analogie (toutes choses que l’on croirait licites, les langues en présentant de si nombreux exemples) ou, pire ! d’hybridation en tout genre ou d’importation — est, quoi qu’on en fasse, suspect.
  Malheur à qui se livre à cette traîtresse besogne : c’est un faux-monnayeur, un trafiquant de devises et, le résultat de l’opération, c’est une redoutable inflation de la masse lexicale.

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